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ANNIVERSAIRE DE ZAPPA

Aujourd'hui, l'anniversaire de l'une des figures  les plus remarquables de la musique du XXe siècle, le compositeur Frank Zappa. 

Impossible de définir le domaine où il a oeuvré : le rock, la pop, le jazz, la musique électronique ou encore la musique contemporaine... 

Tout aussi impossible de cantonner son action dans le domaine restreint du divertissement où la logique implacable du marché voudrait réduire la musique. 

Créant un univers personnel, très riche en termes d'éléments du langage, abolissant les frontières entre les genres et les styles, Zappa a pu mener à bien la cohérence de sa démarche qu'il appelait "la continuité conceptuelle". 

Zappa aimait à se définir comme "American composer", et il est à la fois en dehors et à l'intérieur de cette définition. 

D'abord par ses origines qui offrent un exemple de melting pot typique d'Outre-atlantique : Sicilien et Libanais par son père, Français et Italien par sa mère. Ensuite par la réalisation du concept de self-made man, s'étant éduqué lui-même en fréquentant essentiellement les bibliothèques publiques. 

Immergé dans les musiques urbaines de son temps, découvrant le blues, le jazz et participant à l'invention du rock, Zappa s'est aussi très vite intéressé à la musique dite contemporaine. 

Comme cadeau pour son seizième anniversaire, il avait demandé à ses parents un appel téléphonique à Edgard Varèse, compositeur français exilé aux Etats Unis dont "Ionisation" qui avait tant impressionné le jeune Frank était la première oeuvre de musique occidentale n'utilisant que des instruments de percussion (ainsi que le piano traité comme instrument de percussion ou encore des sirènes). 

Tout en élaborant son langage musical Zappa était éminemment conscient de l'inscription de la musique dans un espace social dont celle-ci pouvait être non seulement le reflet mais aussi la contestation fondamentale.

L'extraordinaire liberté de ton et l'irrévérence rageuse ont valu à Zappa quelques démêlés avec la justice, mais ont aussi offert par procuration une respiration libre dans un monde asphyxié par les craintes et les conventions. Zappa se moquait de l'Eglise de scientologie, de la société de consommation, des télévangélistes, des institutions mortifères, de la censure ou de la bien-pensance quelle qu'elle soit. Cette dimension exerçait un attrait certain sur toute une partie de l'auditoire adolescent, organiquement en révolte, mais Zappa était bien plus qu'un contestataire stérile.  Il a su fidéliser aussi des publics très divers des amateurs de rock ou de jazz-rock, de musique contemporaine ou de la littérature moderne. 

De fait, en paroles comme (surtout) par son oeuvre Zappa a déclaré  caduc tout un pan de la musique du passé, en introduisant très organiquement des mesures asymétriques et de polyrythmies, le souffle de l'improvisation, la dynamique introduite par l'électricité, et l'apport incontestable des musiques urbaines les plus variées en abolissant la hiérarchie entre la musique "haute" et la musique "basse". 

Zappa a su exploiter mieux que quiconque un avantage que la jeune Amérique a sur la vielle Europe - un espace pour la nouveauté qui n'est pas encombré par les meubles de famille ni par les hommages obligatoires aux géants d'antan, espace d'une liberté absolue, non phagocyté par l'argent (cf. le clin d'oeil qu'offre à cet égard le titre de l'un de ses premiers disques, "We're Only in It for the Money")

Par ailleurs, conscient des arcanes du business musical Zappa a su également déjouer très habilement les ficelles du métier. Il s'est comporté en homme d'affaires adroit rendant ses entreprises viables commercialement, et s'assurant une vraie liberté de créer. Il est même devenu un chef d'entreprise - son groupe musical - où délire et tyrannie se conjuguaient. Mais un délire collectif partagé plus lucide et juste que le raisonnable impensé, et une tyrannie admise par tous qui visait le dépassement. Toute une pléiade de grands musiciens américains est passée par son sérail, s'efforçant de donner le meilleur de soi, tant en termes de technicité que de créativité. C'est exactement le même phénomène que l'on a pu observer avec Miles Davis. 

La constance de sa démarche, le goût continuel d'expérimentation et l'excellence artistique ont valu à Zappa de se hisser jusqu'aux formations européennes "classiques" qui défendaient jadis le répertoire moderne et contemporain. Ainsi, en 1980 Pierre Boulez a dirigé l'enregistrement d'un disque insolite, une vaste fresque orchestrale intitulée : "Boulez conducts Zappa: A Perfect Stranger". L'oeuvre commence par une sonnerie à la porte : un vendeur ambulant d'aspirateurs rend visite à une ménagère de moins de 50 ans... 

Dans les pays de l'Est qui aspiraient à une plus grande liberté Zappa a été une figure de référence fondamentale, donnant corps aux rêves naïfs qui ont fait migrer ces pays du bloc soviétique dans les bras avenants du capitalisme souriant, fleur peut-être plus vénéneuse encore et plus contraignante que le joug soviétique explicitement liberticide... Prophétique, Zappa avertissait son auditoire de ce deuxième danger, comme l'a fait en son temps Soljenitsyne. 

Les statues de Zappa ont été érigées en Tchéquie, Allemagne ou Lituanie (où, ô ironie de l'histoire, c'est un sculpteur réputé pour ses hommages officiels à Lénine qui l'a conçu)

Il est difficile de surestimer l'apport de ce créateur de grande envergure dont les oeuvres telles que (au hasard) "The Black Page", "The Yellow Shark", "Uncle Meat" ou encore une soixantaine d'albums offrent les sommets toujours inspirants de la musique du siècle passé.