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CONCERT DE TIGRAN HAMASYAN à L'OLYMPIA , 5 JUILLET 2022

Le concert de Tigran Hamasyan hier à l'Olympia fut un événement. Naturellement tout concert de Tigran l'est, mais il y avait hier quelque chose de particulier qui donnait le sentiment d'une forme globale. Tigran revient à Paris qui l'a fait connaître à ses débuts, et il revient aux standards de jazz, point de départ de sa musique. Mais il revient ayant accompli tout un parcours et acquis un langage personnel complet, ce qui fait de cette "revisitation" à la fois une démonstration de puissance et un étonnant constat de renouveau.

Toute musique qui veut aller loin est enracinée. L'ADN de toute la musique américaine pulsée se trouve dans le blues afro-américain. En Europe, un Christophe Monniot a voulu poser les bases d'un jazz qui puise sa source dans la musette auvergnate. Obnubilé par la ligne mélodique, Tigran Hamasyan a inventé un discours mélodique à base de la mélopée arménienne. La manière de concevoir sa ligne, les brefs motifs ornementaux qui s'échappent de ses doigts enchantés, révèlent cet ADN acquis à la longue étude et l'imprégnation de la véritable musique arménienne, qu'il s'agisse de la musique sacrée (qui en sont temps avait bercé également Keith Jarrett), ou des chants traditionnels paysans, notés par Komitas en particulier. Mais si la mélodie arménienne est monodique par essence, Tigran l'insère dans un langage harmonique d'un raffinement absolu, explorant les territoires qu'avait jadis abordés un Brad Mehldau, familier de Ligeti autant que de Bill Evans. Incomparable coloriste, Tigran a su dépeindre une fresque incroyable dans son accompagnement de All The Things You Are, en duo avec le "special guest", le fantastique saxophoniste Immanuel Wilkins. Les égrainages d'accords en poussière, qui montrent leur affinité avec la musique française, Debussy et Ravel évidemment, mais également la tradition postérieure, les explorations d'Olivier Messiaen en particulier, ont fait de ce morceau une véritable oeuvre de musique de chambre. Tout ceci dans un geste d'apparence spontané, libre, avec des trouvailles à chaque segment du célèbre standard (devenu, au sens propre, un Stand Art, comme l'intitulé du concert). En continuant l'analyse de ses éléments du langage, des domaines où Tigran a particulièrement innové, et marqué les esprits, c'est évidemment le domaine rythmique. L'amateur de la mélodie arménienne, le coloriste harmonique français, Tigran est un grand amateur du métal progressif scandinave, ainsi que des musiques extra-européennes à l'étourdissante complexité rythmique. On entendait hier des fragments qui seraient classés, dans d'autres salles et le groove en moins, dans le domaine exact de la musique contemporaine. Oui, mais telle que beaucoup de compositeurs ne peuvent même pas en rêver

Très souvent il y a dans la musique contemporaine un décalage immense entre intention et réalisation, et en particulier dans le domaine rythmique. Lorsqu'un compositeur veut entrer dans les complexités rythmiques, souvent lui-même ne saurait reproduire ce qu'il veut voir restituer par les interprètes. Et l'interprète - même très bon (sauf un percussionniste peut-être), reste dans les marges d'une approximation estimée acceptable. Sauf que cela suscite un certain malaise à l'arrivée, auprès de l'auditeur. Chez Tigran, et ses acolytes, le bassiste Matt Brewer et le batteur Justin Brown, l'adéquation est parfaite entre intention et réalisation. Hier, ils offraient la fête avec les rythmes asymétriques ou non rétrogradables chers à Messiaen, la superposition des subdivisions irrationnelles qui avaient occupé l'expérimentateur génial.

Conlon Nancarrow, les complexités polyrythmiques issues de la musique pygmée qui ont servi de source d'inspiration à Gyorgy Ligeti... Autre signature rythmique de Tigran - variations des tempi sur un ostinato constant, c'est à dire accélération et décélération du rythme sur une pulsation régulière, ce qui donne - si on l'écrivait - des complexités à côté desquelles les graffiti d'un Brian Ferneyhough, le pape de l'école dite de la Nouvelle complexité, sont des dessins de fin d'année à l'école primaire.

Enfin, il faut parler de l'immense palette dynamique, qui va du pianississimo au fortississimo, et d'un très grand pianisme de Tigran dans la manière d'articuler la phrase, d'avoir un geste d'une ampleur inédite - avec de si petites mains!

On parle trop facilement du génie, on a parfois l'impression que le génie c'est la règle, pas l'exception.

Il y a deux types de génie. Celui qui, forclos dans son monde, développe son univers indépendamment de ce qui se passe autour. Ce génie là est plus difficile à imaginer aujourd'hui, et il est plus difficile à prétendre au titre dans un monde aux mille influences, mille couleurs. Le génie d'aujourd'hui doit offrir un discours cohérent, convainquant - mais qui est issu d'une très grande ouverture qui permet d'absorber toutes les influences valables, le maximum des apports intéressants et neufs dans la pluralité de l'espace musical. A cet égard, Tigran Hamasyan est l'un des très rares qui correspond vraiment, et au sens plein, à cette définition particulière qu'est le génie musical contemporain.