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LE TRAVAIL DE BILL VIOLA SUR TRISTAN ET ISOLDE

Beaucoup critiquent, désapprouvent, voire détestent le travail de Bill Viola pour la mise en scène de Tristan et Isolde. Moi j'ai adoré, et je vais préciser pourquoi. D'abord, ma théorie est qu’au XXe et XXIe siècles le cinéma a remplacé l'opéra dans son rôle social. Notre société est devenue, grâce au cinéma et la télévision, une société de l'image bien plus qu'elle ne l'était au XIX siècle. « La parole humiliée » de Jacques Ellul est un livre entièrement consacré à ce sujet. Et hier soir à Bastille la prégnance initiale de l'image était presque gênante au débu, car l'unique décors était constitué par un écran géant sur lequel se déroulaient les images de Viola. Le danger de basculer du côté de l'illustration musicale (par Wagner!) d'une longue vidéo était certes réel. Mais une fois cet ajustement de la perception opéré, on goûte à quel point le travail de Viola est audacieux, intelligent, et surtout fidèle. Oui fidèle, car le grand drame de la mise en scène du XXI siècle, c'est que l'on plaque les problématiques inconnues aux auteurs de l'opéra mais qui intéressent fortement le metteur en scène, sur les chefs-d'oeuvre du passé. Or c'est une forme de trahison, d'instrumentalisation, de détournement malveillant par rapport à l’objet premier, le travail initial de l’auteur. Et en même temps, cette actualisation est inévitable, car la plupart des oeuvres du passé ne peuvent plus nous être présentées au premier degré en quelque sorte. Leur actualisation est rendue nécessaire par la distance qui nous sépare de la création originale. Alors, le chemin le plus audacieux et le plus original, le plus exigeant aussi, - celui emprunté par Viola - c'est de servir l'oeuvre, et ne pas s'en servir par un prétendu iconoclasme, pour se faire valoir aux dépens des œuvres incontestablement majeures du passé. Pratiquement à chacune des étapes (avec cependant le Troisième acte qui contenait quelques moments moins convaincants), Viola démontre sa très fine compréhension de l'oeuvre de Wagner, et sa puissance créatrice se déploie dans sa réinterprétation. Viola explicite la portée de la pensée wagnérienne en la diffractant sur deux niveaux. Il y a deux couples, l'un "corps terrestre" et l'autre "corps céleste". Bien avant la consommation du philtre magique, on voit le premier couple « terrestre » - représentant Tristan et Isolde, - se déshabiller très lentement, et intégralement, comme dans un rite préparatoire à la consommation du fatidique breuvage (que les protagonistes pensent être un poison mortel). Wagner joue avec la vitesse, étirant le temps. Viola l'a compris, et dédouble la lenteur. Il en résulte une perception paradoxale de la vitesse plus grande en musique, et rien que cette trouvaille est géniale, elle dynamise notre perception. L'eau, élément fondamental qui apparaît du début à la fin, est reliée à plusieurs thématiques, Viola élabore son propre vocabulaire de leitmotifs, en faisant le lien entre la surface maritime mouvante du début et le philtre d'amour - qui est une immense coupe d'eau, dans laquelle les deux protagonistes plongent leurs visages, comme s’ils les plongeaient dans les nôtres. En effet, les choses sont filmées de telle sorte que la salle du spectacle est transformée dans le fond de la coupe où Tristan et Isolde terrestres boivent. La scène finale, avec le corps de Tristan inanimé sur scène, et le corps de Tristan céleste dans la même posture à l'écran, est une apothéose qui rassemble tous les thèmes précédemment travaillées. De l’eau se déverse de plus en plus massivement sur le gisant, le faisant entrer dans une sorte de lévitation lumineuse (les choses sont filmées à l'envers), et cette ascension de Tristan accompagne si justement l’air magistral d'Isolde qui clôt l'opéra et qui affirme la souveraine transcendance de l'amour, en illustration parfaite de cette phrase du Cantique des Cantiques : "L'amour est fort comme la mort, c'est une flamme de Yah".

Viola n'a pas peur de basculer du registre métaphorique vers le registre quasi illustratif, car cela rassure le spectateur en lui donnant les clefs de perception sur une durée longue. Aucun des mouvements à l'écran n'est une lubie personnelle, tout est toujours fait en conscience du déroulement de la musique, et des synchronismes étonnants le confirment, dynamisant là aussi l'écoute. Le travail sur le temps lent, qui combine de manière inédite le symbole ou les références connues, vient en contrepoint au phénomène accélération-décélération de Wagner lui-même, l'exemple le plus marquant étant l'arbre, avec l'air célèbre de Tristan. L'arbre est immobile à l'écran mais il est filmé sur vingt-quatre heures accélérées, ce qui fait émerger lentement le soleil à travers ses branches. Tout cela et mille autres détails font du travail de Viola l'exemple d'une étonnante modernité, mais aussi d'une modernité extrêmement énamourée de l'oeuvre de Wagner, qui la sert en la rendant si prégnante aujourd'hui.