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RICHARD STRAUSS, CET ESPIEGLE FRANÇAIS

Qui ne connaît pas Richard Strauss, la quintessence de la musique germanique, le paroxysme et la fin de la musique romantique ? Au XXème siècle ce géant est, à l’opéra allemand, ce que Puccini est à l’opéra italien, et rien que son « Salomé », écrit à 41 ans et créée en 1905, surclasse ( et de très loin, pour moi), les modernistes « officiels » que sont les représentants de la Seconde école de Vienne, Arnold Schöenberg, Anton Webern et Alban Berg.

Mais c’est précisément dans cette œuvre qui avait fait scandale lors de sa création, tout comme la pièce éponyme d’Oscar Wilde qui l’a inspirée, que Strauss se révèle plus français qu’on ne le pense habituellement, et ceci à trois titres.

Tout d’abord, la pièce de Wilde est écrite en français, et de 1904 à 1905 Strauss a travaillé sur deux versions de son œuvre, celle qui est célèbre et jouée partout et qui est en allemand (traduction très littérale d’Hedwig Lachmann, à partir de laquelle le compositeur a conçu son livret), mais aussi une version directement en français, qui sera créée à Bruxelles en 1907 !

Pourquoi écrire en français ? A l’époque de Strauss le monde musical, et surtout celui de l’opéra, est dominé par l’incontournable figure de Richard Wagner. Strauss a d’ailleurs travaillé à Bayreuth, comme assistant, second chef puis chef de chant.

Comment se libérer de l’influence du maître ? C’est un vrai problème pour la musique française notamment, l’épisode de 1870 ayant posé un vrai cas de conscience aux compositeurs français à une époque où être patriote ne vouait pas automatiquement un artiste aux gémonies.

« Il faut se déwagnériser ! » dira Debussy, et pour lui, comme pour Ravel, la voie de salut sera indiquée plus ou moins directement par les Russes, et en particulier par l’œuvre puissamment originale de Moussogrksy.

Et pour Strauss ? Dans l’opéra « Feuersnot » qui précède Salomé, Strauss règle son problème avec Wagner, en tuant symboliquement le père. En effet, dans cette œuvre, Strauss va démontrer sa maîtrise du vocabulaire wagnérien, en parodiant de manière étourdissante « Les Maîtres chanteurs », « Tristan et Isolde » ainsi que « Parsifal ».

Mais il ne suffit pas de tuer le père pour entrer dans le panthéon musical – il faut aussi engendrer.

Les Français se déwagnérisent en russe, Strauss se déwagnérisera donc en français.

« Salomé » est précisément le certificat de baptême musical de Strauss, et il est donc rédigé… en français d’abord.

La langue, premier élément de francisation straussienne.

Le deuxième, c’est l’orchestre. Là aussi, Wagner a marqué les esprits par la démesure, l’innovation, les immenses strates orchestrales, l’orchestre « augmenté » par de nouveaux instruments conçus exprès pour Wagner, notamment les tubas wagnériens, puissants instruments de cuivre.

Strauss va utiliser, lui aussi, des tubas wagnériens dans trois de ses opéras ultérieurs, et il sera fidèle à l’esprit de Wagner, utilisant à son tour, dans « Salomé », un tout nouveau instrument, heckelphone (une sorte de hautbois basse), conçu seulement un an avant la création de « Salomé ». Mais sa conception d’orchestre est tout autre que celle de Wagner. Voici ce qu’il écrit à Romain Rolland : «J’ai sans doute plus appris que vous ne le pensez de la musique française, de la délicatesse et de la clarté cristalline d’une partition de Bizet ou de Berlioz : si vous suivez attentivement mon style orchestral, cette étude ne peut vous rester cachée ».

Voilà donc, de l’aveu-même du compositeur, une autre appartenance française de Richard Strauss, et pas des moindres, car l’orchestre est, chez lui, le lieu central de l’accomplissement narratif et musical.

Enfin, troisième emblème de francité de Strauss dans « Salomé » - l’esprit. Strauss écrit à Romain Rolland que « lorsque c’est religieux, il n’aime pas ». L’esprit irrévérencieux de Strauss va loin dans l’inversion des codes et des symboles, lorsqu’il traite sans aucune sympathie la figure rigide et prophétique de Jokanaan (Jean-Baptiste), à qui il oppose l’étourdissante sensualité de Salomé.

Par exemple, Strauss utilise l’orgue dans l’orchestre. Quel instrument plus approprié pour caractériser un prophète ? Pourtant, Strauss fait apparaître l’orgue à l’extrême fin de l’opéra, lorsque Jokanaan est déjà mort, au moment même où Salomé embrasse la bouche de Jokanaan dont elle tient la tête entre ses mains. De l’instrument liturgique, l’orgue est devenu ici un « instrument de baiser ». Autre inversion, et le salut par l’Eros (même si le Thanatos va l’emporter, car Salomé mourra écrasée par les boucliers des soldats d’Hérode) – cette fameuse scène finale de baiser, chargée d’érotisme et d’interdits, est basée précisément sur le thème de l’annonce de Rédempteur proféré par Jokanaan ! Wilde avait conçu sa pièce pour la célèbre actrice française Sarah Bernhardt, et cette célébration de la sensualité féminine, l’affranchissement des codes, la liberté du langage musical (un critique français dans « Le Gaulois » parle en 1907 des « audaces de rompeur de la tonalité et de briseur du rythme » à propos de Strauss) signent ce mouvement de libération, ce qui n’empêche ni l’ironie malgré le drame, ni une sorte de fluidité légère. Ce sont là sont des traits à l’opposé du sentiment de sacré chez Wagner, du sérieux germanique, - traits typiques de l’esprit français, surtout en 1905, année de la création de « Salomé » qui est aussi bien celle de la séparation de l’Eglise et de l’Etat en France.

Par le texte, l’orchestre et l’esprit, Richard Strauss peut donc être qualifié, dans « Salomé », d’un espiègle Français.